C'est rare les jours où je n'ai plus assez de papiers dans la poche pour noter les bonnes CP. J'aurais dû me douter qu'aujourd'hui, c'était pas un jour comme les autres. En effet, ce matin, ça avait commencé fort, à l'image du brou de noix qui dansait dans mon gobelet et qui aurait logiquement dû me réveiller. Une collègue anonyme se plaint d'une odeur en SDP:
- "Ca sent la lentille, tu trouves pas ?"
(Le Pays des féculents, vendredi 18 septembre 2009, 8h26)
Il y a comme ça des mots qui, allez savoir pourquoi, peuvent instantanément vous envoyer dans une dimension doucement onirique et décalée. Premier sourire de la journée, je me dis aussi que j'ai de la chance d'être aux Tilleuls. Et premier espoir aussi (Oh p..., aujourd'hui c'est p'tit salé à la cantine !!???)
Ca sonne. J'espère trouver plus de confort sémantique auprès du monde merveilleux des adolescents, tous formidablement accaparés par cette quête du savoir dont nous sommes les ambassadeurs zélés. Je me trompais lourdement.
Une classe de 4° entre, s'installe et le cours commence. Au bout d'une quinzaine de minutes, un élève décroche (je savais que j'étais pas bien réveillé) et commence à communiquer par gestes et mimiques avec un camarade. J'interviens et lui demande de se déplacer pour prévenir toute rechute. Il se lève de bonne grâce et lance:
Ca sonne. J'espère trouver plus de confort sémantique auprès du monde merveilleux des adolescents, tous formidablement accaparés par cette quête du savoir dont nous sommes les ambassadeurs zélés. Je me trompais lourdement.
Une classe de 4° entre, s'installe et le cours commence. Au bout d'une quinzaine de minutes, un élève décroche (je savais que j'étais pas bien réveillé) et commence à communiquer par gestes et mimiques avec un camarade. J'interviens et lui demande de se déplacer pour prévenir toute rechute. Il se lève de bonne grâce et lance:
- " J'peux pas être plus près du chauffage ?"
(Kevin 1*, vendredi 18 septembre 2009, 8h47)
Est-il seulement au courant de la portée symbolique, transgénérationnelle, de sa question ? Les siècles défilent devant moi. Décidément, tout change et rien ne change. Vite, un papier, je dois quand même étouffer un p'tit sourire et consigner cela au plus vite tout en gardant ma "poker face" d'enseignant en pleine phase répressive. Quel métier.
Une heure plus tard, une autre classe de 4° investit ma salle. Un élève, à qui j'avais donné la veille une punition pour s'être énervé après un camarade se présente aussitôt auprès de mon bureau et se dresse devant moi, non sans un certain sens du devoir accompli. Il me tend sa punition, propre, complète. Du boulot de pro. Je ne peux m'empêcher de penser que ce n'est pas la première fois que ça lui arrive. Ca promet. Durant le cours, comportement impeccable de celui-ci avec participation fournie et pertinente à la clef. A la fin du cours, il revient vers moi et me demande:
- "M'sieur, est-ce que je peux reprendre ma punition ? Je les collectionne depuis le primaire !"
(Kevin 2*, vendredi 18 septembre 2009, 10h21)
Après un bref moment d'hébétude, cette fois-ci je commence à craquer: un sourire assez vite suivi d'un rire franc. Il me regarde, sourit lui aussi. Je me dis qu'on a des jours difficiles parfois mais qu'aujourd'hui, je ne regrette vraiment pas d'avoir passé le Capes. Je lui rends alors sa punition et -étrange sensation- nous sommes en totale symbiose malgré nos trente ans d'écart (moi-même collectionneur, je ne le comprends que trop bien).
Là-dessus, je cours me fumer une clope sur le parking et je cours encore pour avoir le temps de boire un p'tit café, enfin un truc noir là, en SDP. Gobelet en main, je méditais mes expériences du matin quand une chère collègue toujours aussi anonyme s'écrie:
-"Rachida Dati, le père, c'est une pipette !"
(Le Pays des nourrissons, vendredi 18 septembre 2009, 10h36)
Au début, j'avais compris "pipelette" et je trouvais le propos audacieux mais légèrement codé. C'est là que j'ai compris que cette journée était différente: ma feuille spéciale CP était pleine et il n'était que 10h40 !
Au repas, point de p'tit salé (et point de lentilles non plus). Mais du saumon en papillote avec gratin de courgettes et gratin d'épinards. Toujours aussi super bon de la mort qui foudroie sa maman. On ne dira jamais assez la chance que nous avons de manger à cette cantine. Je me dis que même s'il faut se taper les glaviots des collègues pédagogiques à table, c'est quand même une bonne journée jusque là. Ô Capes, mon doux Capes.
L'après-midi, en plein cours de troisième, alors que la digestion adolescente monopolisait toutes les forces nécessaires à la bonne compréhension d'une nouvelle de Maupassant, devait surgir l'étoile filante. Celle après laquelle j'aurais presque pu faire un voeu:
- "M'sieur, un baron, c'est quelqu'un qui travaille dans un bar ?"
( Kevin 3*, vendredi 18 septembre 2009, 13h39)
La fatigue naissante sans doute, mon sourire le cède vite à un rire semi-nasal (réflexe toujours dangereux quand cinquante yeux vous regardent) d'une bonne quinzaine de secondes. Ma décontraction soudaine entraîne vite un gloussement empathique généralisé de la classe, trop contente de voir le prof baisser la garde et être lui-même. Je prends quand même le soin de préciser à l'élève que l'erreur était assez rationnelle dans ce cas et que je ne me moque pas de lui personnellement mais que sa remarque était quand même de toute beauté. Est-ce qu'ils m'ont vu chercher une feuille sous mon bureau et noter cette CP ? Peut-être bien.
Puis la classe de 4° du matin revient faire un stage dans ma salle. Le texte est compris, les élèves posent des questions et répondent volontiers aux miennes. Soudain, alors que nous parlions du personnage principal, un petit être, encore blotti dans ses illusions d'homo-sapiens débutant, intervient avec un sourire bienveillant, dans l'intention évidente de me rassurer:
- "Mais Monsieur, maintenant, on ne prend plus les femmes des autres !"
(Kevin 4*, vendredi 18 septembre 2009, 14h42)
Face à cela, je suis désarmé mais mon sourire n'en dit rien. Je balbutie une réponse qui ne se veut pas trop morale, j'ai envie de le laisser encore un peu dans son enfance.
La classe s'en va et je me dis que parfois on a vraiment un bol de cocu (c'est le cas de le dire) de faire ce métier. Ca ne durera pas mais cette journée-là au moins, c'est dans la poche.
Puis la classe de 4° du matin revient faire un stage dans ma salle. Le texte est compris, les élèves posent des questions et répondent volontiers aux miennes. Soudain, alors que nous parlions du personnage principal, un petit être, encore blotti dans ses illusions d'homo-sapiens débutant, intervient avec un sourire bienveillant, dans l'intention évidente de me rassurer:
- "Mais Monsieur, maintenant, on ne prend plus les femmes des autres !"
(Kevin 4*, vendredi 18 septembre 2009, 14h42)
Face à cela, je suis désarmé mais mon sourire n'en dit rien. Je balbutie une réponse qui ne se veut pas trop morale, j'ai envie de le laisser encore un peu dans son enfance.
La classe s'en va et je me dis que parfois on a vraiment un bol de cocu (c'est le cas de le dire) de faire ce métier. Ca ne durera pas mais cette journée-là au moins, c'est dans la poche.
* Les prénoms ont été modifiés.
9 commentaires:
Très joli récit.
Mais pour la dernier citation, d'une fraîcheur attendrissante, tu aurais pu choisir un autre prénom que "kevin"..ça, ça ne colle pas !
dernièrE
Tout pareil que Dame Nut'!
Très joli récit en cette matinée ensoleillée...
Sourire attendri de cette journée suspendue,
racontée d'une bien sensible manière.
bises
Je disais dans le commentaire que j'ai supprimé que la description était belle...Au fil des années, le prof répète mais l'adolescent se répète également!
J'aurais plus choisi Dylan comme prénom pour symboliser l'élève actuel. A ce propos, allez vérifier la fréquence de votre prénom dans l'année de votre naissance pour voir si vos parents ont été avant-gardistes ou suivistes.
http://www.linternaute.com/femmes/prenoms/
C'est vrai que keski se risque rarement à ces moments de littérature.
Il est vrai aussi que le 6e incapable de prononcer le mot "Mésopotamie" ne change pas.
Pfff... Mon prénom n'a pas été trouvé...
ça me rappelle quand j'étais plus petite, je ne comprenais pas par quel coup du sort il n'y avait personne qui s'appelait comme moi dans les jeux télévisés... je n'arrivais pas à trouver de porte-clé ou autres babioles avec mon prénom dessus... Jamais d'homonyme à l'école...
Je suis désolée, mais au risque de passer pour un bisounours ou une féministe, je suis d'accord avec Kévin 4. Finies, Hélène et sa guerre, les femmes ne sont pas des objets à déplacer mais des êtres pensants et volontaires : ce sont elles qui piquent les hommes des autres...
Est-ce réellement un progrès ? Tout au moins une évolution. L'être humain ne peut guère faire mieux...
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